top of page
yyyyyyyyyyyyyy.jpg

© Arnaud du Boistesselin

Jean-Philippe de Tonnac

Homme de plume, auteur du Dictionnaire universel du pain

      Mettre la main (qui écrit) à la pâte ; mettre la main (qui pétrit) à la plume, ou, de manière plus actuelle, au clavier. Ces questions sous-tendent toute la démarche de Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, compagnon pâtissier resté fidèle au  Devoir converti au pétrissage et au façonnage encyclopédique ; elles étaient, en un sens opposé, au fondement de mon projet de Dictionnaire universel du pain[1] commencé en 2007 et publié en 2010. Opposé mais réitérant chaque fois cette interrogation fondamentale : comment passe-t-on cette ligne Maginot si prégnante dans la culture française entre l’opératif et le spéculatif, entre ce qui relève de la main et ce qui relève de l’esprit et vice versa – comme si la main et l’esprit avaient, chez nous, depuis déjà longtemps, décidé de faire chambre à part, de ne plus collaborer, de ne plus s’aimer. Le sujet est aujourd’hui sensible.

        Lorsqu’on est un manuel et qu’on prend la plume pour penser sa profession et les généalogies dont elle procède, on doit toujours commencer par s’excuser et se justifier. De la même manière, lorsqu’on fait profession de lettré et qu’on veut parler de ceux qui travaillent avec leurs mains, en l’occurrence les boulangers, les meuniers, les paysans, tous les acteurs de la filière dite « blé-farine-pain », le passage par le CAP est une condition d’acceptation par le milieu sine qua non, sous peine de se voir pour toujours rejeté par lui et regardé en intrus.

          J’ai passé mon CAP à l’EBP (Ecole de Boulangerie et de Pâtisserie de Paris) en 2007 et Laurent Bourcier aura, au moment où vous lirez ces quelques lignes, rendu compte de ses aptitudes à mener une entreprise éditoriale et savante à son terme. Les preuves seront données : nous aurons l’un et l’autre traversé la frontière et demandé la clémence de ceux qui, toujours, vous attendent au tournant, prêts déjà à vous juger et vous dézinguer, sport national par excellence. Pour rendre compte de ma traversée, je dirais que l’idée de ce CAP a d’abord dérouté mon entourage, comme mon CAP de pâtissier passé en parallèle de mes études de droit avait interloqué ma famille, l’avait mise mal à l’aise, comme si j’avais affiché par là ma non-ambition sociale et intellectuelle. Et pourtant rien n’aurait été concevable de ce travail encyclopédique sans le sésame du CAP de boulanger, les portes seraient restées fermées, la confiance marchandée, la possibilité de rassembler tant de compétences inconcevable (près de 150 contributeurs pour dire le pain dans toutes les cultures où il a pris racine et dans toutes les époques).

           Pour l’ensemble des auteurs du Dictionnaire universel du pain, qu’ils fussent sortis d’une université ou d’un fournil, j’étais celui qui était passé de l’autre côté, qui avait eu ce « courage », comme s’il s’agissait d’un exploit sans pareil. Exploit, non, absolument pas, mais élargissement d’une assise d’expérience et de vie, oui, enrichissement, oui encore – exploit plutôt dans le sens de tordre le coup aux préjugés dont la société française souffre si cruellement. Et cet acte fort de « passer dans l’autre camp », puisque ce pays aime les catégories, les camps, les étiquettes, et toutes les stigmatisations que ceux-ci légitiment, a pour moi, dans mon cas comme dans celui de Laurent Bourcier, valeur de réconciliation. Il y a tant de nos concitoyens qui sont passés à côté de leur vie parce qu’ils avaient oublié, les uns qu’ils avaient des mains, les autres que ces mains avaient une histoire.

 

                                                         Jean-Philippe de TONNAC

 

[1] Bouquins, Robert Laffont.

bottom of page